Extraits
LE SENS DES CHOSES
de Francis Lucille
l’éveil à la splendeur immortelle
Votre interprétation de l’advaïta semble partager l’essence
de sa compréhension entre le zen et le soufisme, qui sont les deux
voies avec lesquelles je suis le plus en résonance.
Absolument. La non-dualité est le cœur de toutes les traditions
spirituelles authentiques, telles le Ch’an, le Zen, l’Advaïta
Vedanta ou le Soufisme. Elles correspondent à des formulations
différentes, d’une expérience unique, par des sages
différents, à des époques différentes, dans
des contextes différents. Leurs contradictions réciproques
ne sont qu’apparentes. Si huang po, Rûmî, Shankara,
Parménide et Maître Eckhart venaient à se rencontrer,
ils reconnaîtraient immédiatement l’unicité
fondamentale de leur être par delà les différences
superficielles liées aux ordres physique et mental.
Ma question a trait au rôle du gourou dans le processus d’illumination.
Quel est le type de relation nécessaire et/ou approprié ?
Le véritable instructeur est dans votre cœur. Cette présence
silencieuse en vous reconnaîtra le parfum de vérité,
d’amour et de simplicité qui émane de votre enseignant
humain, tout comme l’instinct de l’abeille se réveille
lorsqu’elle perçoit le parfum exhalé par la fleur
lointaine. Cette reconnaissance directe contient déjà l’essence
de l’illumination. cette rencontre est presque toujours nécessaire,
et est toujours un acte de grâce. Sans l’intervention de la
grâce, l’illumination est impossible, car l’ego ne peut
pas plus s’affranchir de lui-même qu’une tache d’encre
ne peut être lavée dans une bassine emplie de la même
encre.
L’enseignant humain est simplement une apparence, une ombre sur
le fond de lumière qu’est le maître véritable.
Quoi que l’on puisse dire ou conclure au sujet de cette ombre sera
aussi illusoire que l’ombre même. N’essayez pas de qualifier
cette ombre, la disant illuminée ou non, établie dans la
lumière ou non.
Soyez simplement ouvert à toutes les possibilités. Le véritable
enseignant qui s’exprime dans votre cœur ne fait jamais violence
à vos sentiments profonds, ne tente jamais de contrôler vos
décisions. Le maître intérieur n’a pas de dessein
personnel. Cette présence vous libérera de la frustration,
de la colère et de la peur, et vous aidera à réaliser
la beauté , la compréhension et l’amour qui sont déjà
en vous. Si une contradiction apparente se fait jour entre cette voix
intérieure et votre maître humain, accordez la plus haute
considération aux avis de votre maître. Mais si la contradiction
persiste, suivez votre cœur.
Bien que l’identification fondamentale au corps-mental ait été
à jamais détruite dans le cas d’un maître authentique,
les élèves doivent comprendre que de vieux schémas
égotiques peuvent toujours réapparaître, même
chez un tel instructeur. Qu’ils accueillent ces résurgences
avec équanimité, tout comme ils accueillent les remontées
de leurs propres vieilles habitudes. Le « vieil homme »
susceptible de réapparaître chez l’instructeur humain
n’est pas le maître véritable. Il est un rappel du
fait que le véritable maître n’est pas humain. Le gourou
n’est pas l’ombre, mais la lumière.
Qui fut votre maître et quelle relation entreteniez-vous ?
Mon maître est la voix douce et tranquille qui chante dans le cœur,
et ma relation avec mon maître est l’amour parfait. Chaque
fois que je reconnais la présence de cette voix chez un apparent
étranger, cet étranger devient mon maître, et notre
relation est amour. Votre question portait sur les circonstances particulières
à mon cas. Je tiens à souligner que les circonstances varient
d’un chercheur à l’autre, et que par conséquent
vous ne pouvez tirer aucune conclusion générale de mon cas
particulier. Vous souhaiteriez que je décrive la relation entre
deux personnalités, deux corps-mentals. Je suis incapable de répondre
à votre question qui a trait au domaine des ombres sans prendre
le chemin des opinions et des jugements, sans qualifier. Mieux vaut garder
le silence.
Je suis particulièrement curieux à propos de cet aspect
de la voie, car il semble que nombre d’enseignants exigent d’onéreux
déplacements pour leur rendre visite en des lieux éloignés.
Cela semble rendre la voie de la réalisation inaccessible au commun
des mortels.
Les moyens de transport et de communication modernes ont en fait rendu
ces rencontres extrêmement aisées. Pensez aux temps anciens
où l’élève devait parcourir à pied des
centaines, voire des milliers de kilomètres, exposé à
tous les dangers, pour rencontrer un sage. La voie de la réalisation
du soi n’est pas pour le commun des mortels, mais pour ceux qui
éprouvent une intense attirance vers la vérité. Dans
le cas d’un chercheur sincère, son désir pour l’ultime
triomphera de tous les obstacles.
J’éprouve une certaine aversion à l’égard
du système gourou-disciple, bien que j’aie par ailleurs le
sentiment qu’il doit exister un instructeur digne de ma confiance
et dont le savoir-faire ne déclenchera pas mon cynisme.
Je comprends cette aversion. Du point de vue du véritable instructeur,
il n’y a ni instructeur ni disciple. Nul n’est besoin de vous
prendre pour un disciple. Prenez-vous pour rien. C’est une bien
meilleure position. Lorsque vous rencontrez votre instructeur « dehors,
là-bas » vous le rencontrez aussi « ici-dedans »,
vous vous rencontrez vous-même. La confiance naît alors spontanément
car vous faites naturellement confiance à vous-même. Il n’y
a pas lieu d’imaginer à l’avance ce qu’une telle
rencontre sera. soyez simplement ouvert à cette possibilité
et un jour un maître allumera en vous la lumière de la vérité,
la flamme de la beauté et la douce chaleur de l’amour. Cette
rencontre mettra un terme à vos questions et à vos doutes.
*
comment avez-vous découvert votre nature véritable ?
Vous m’interrogez sur les circonstances spécifiques à
mon cas. Avant d’aller plus avant, je dois vous avertir qu’il
serait puéril de croire que chaque chercheur de vérité
doit passer par les mêmes expériences objectives. En fait,
le chemin varie d’un chercheur à l’autre. Il peut prendre
la forme d’une expérience soudaine et dramatique, ou celle
d’un cheminement subtil et apparemment graduel. La pierre de touche,
dans tous les cas, est la paix et la compréhension qui s’établissent
au terme du chemin.
Bien qu’une aperception de la réalité soit un événement
cosmique, il peut passer inaperçu au début et faire son
chemin à l’arrière-plan du mental jusqu’au moment
où la structure égotique s’effondre, de même
qu’un immeuble sévèrement endommagé par un
séisme subsiste quelque temps avant de s’écrouler.
Ceci est dû au fait que cette aperception n’est pas mentale.
Le mental, jusqu’alors esclave de l’ego, devient le serviteur
et l’amant de la splendeur éternelle qui illumine pensées
et perceptions. Esclave de l’ego, le mental était le gardien
de la prison du temps, de l’espace et de la causalité. Serviteur
de la plus haute intelligence et amant de la beauté suprême,
il devient l’instrument de notre libération.
Mon intérêt pour la vérité surgit à
la lecture d’un livre de J. Krishnamurti. Ce fut le point de départ
d’une recherche intense qui devint l’axe exclusif de ma vie.
Je lus et relus sans relâche les livres de Krishnamurti, de concert
avec les textes principaux de l’Advaïta-Vedanta et du Bouddhisme
Zen. Je fis des changements importants dans ma vie pour vivre en conformité
avec ma nouvelle compréhension spirituelle.
Deux ans plus tard, j’avais acquis une bonne compréhension
intellectuelle de la perspective non-duelle, mais certaines questions
demeuraient encore sans réponse. Je savais par expérience
que toute tentative pour combler mes désirs étaient vouée
à l’échec. Il m’était devenu clair que
j’étais conscience plutôt que mon corps ou mon mental.
Cette connaissance n’était pas purement intellectuelle, mais
elle semblait prendre sa source dans l’expérience, une sorte
d’expérience particulière dénuée de
toute objectivité. J’avais connu, en diverses occasions,
des états dans lesquels les perceptions étaient baignées
de félicité, de lumière et de silence : les
objets physiques m’apparaissaient alors plus distants, plus irréels,
comme si la réalité s’en était détournée
pour se donner à cette lumière et à ce silence qui
occupaient le centre de la scène. Cette expérience s’accompagnait
du sentiment que tout était bien, juste comme il fallait, et qu’il
en avait toujours été ainsi. Toutefois, je continuais à
penser que la conscience était soumise aux mêmes limitations
que le mental, qu’elle était de nature personnelle plutôt
qu’universelle.
parfois, il m’arrivait d’avoir un avant-goût d’une
conscience illimitée, notamment lors de la lecture de textes advaïtiques
ou bouddhistes, ou lors de réflexions profondes sur la perspective
non-duelle. Elevé par des parents matérialistes et antireligieux,
et rompu à l’étude des mathématiques et de
la physique, j’étais à la fois peu disposé
à adopter une croyance religieuse quelle qu’elle soit, et
méfiant envers toute hypothèse qui n’aurait pas reçu
une validation scientifique ou logique. Une conscience illimitée
et universelle me semblait être une croyance ou hypothèse
de cet ordre, mais je demeurais ouvert à cette éventualité.
Le pressentiment de la conscience illimitée était en fait
la source d’énergie qui alimentait ma quête. Deux ans
après le premier aperçu, cette possibilité avait
pris une position centrale dans ma recherche.
C’est à cette époque qu’eut lieu un changement
radical, un retournement copernicien. Cet événement,
ou, plus précisément, ce non-événement, est
isolé, autonome, sans cause. La certitude qui en découle
a une force absolue, une force indépendante de tout événement,
de tout objet ou de toute personne. Elle ne peut se comparer qu’à
notre certitude intime d’être conscient.
J’étais assis dans mon studio, méditant en silence
en compagnie de deux amis. Il était encore trop tôt pour
préparer le dîner, notre prochaine activité. N’ayant
rien à faire, n’attendant rien, j’étais disponible.
Mon esprit était libre de dynamisme, mon corps détendu et
sensible, bien que je sente un léger inconfort dans la nuque et
le dos.
Au bout de quelque temps, Yvan, l’un de mes amis, entonna à
l’improviste un chant traditionnel sanscrit, le Gayatri Mantra1.
Les syllabes sacrées entrèrent mystérieusement en
résonance avec ma présence silencieuse qui sembla devenir
intensément vivante. Je sentis un désir profond s’élever
en moi, en même temps qu’une résistance m’empêchait
de vivre pleinement la situation, de répondre de tout mon être
à cette invitation de l’instant, et de m’y fondre.
Au fur et à mesure que l’attirance mystérieuse suscitée
par le chant augmentait, la résistance elle aussi s’accroissait,
peur grandissante qui devint bientôt une terreur intense.
À ce point, je sentis que ma mort était imminente, et que
cet horrible événement allait être déclenché
sans coup férir par le moindre lâcher prise, le moindre abandon
à la beauté promise par le chant. J’étais à
la croisée des chemins. À la suite de ma quête spirituelle,
le monde et ses objets avaient perdu toute attraction pour moi. Je n’en
espérais rien de substantiel. J’étais l’amant
exclusif de l’absolu, et cet amour me donna le courage de plonger
dans le grand vide de la mort, de mourir pour l’amour de cette beauté,
si proche maintenant, cette beauté qui m’invitait par delà
les mots sanscrits.
La terreur intense qui m’avait saisi dénoua instantanément
son étreinte et se mua en un flux de sensations corporelles et
de pensées qui se mirent à converger vers une pensée
unique, la pensée « je », tout comme les
racines et les branches d’un arbre convergent vers leur tronc commun.
Dans une aperception quasi simultanée, l’entité personnelle
à laquelle je m’identifiais jusqu’alors se révéla
en totalité. Je vis sa superstructure, les pensées nées
du concept « je » et son infrastructure,
les traces de mes peurs et de mes désirs au niveau physique. L’arbre
entier était maintenant contemplé par un oeil impersonnel.
La superstructure des pensées et l’infrastructure des sensations
corporelles s’évanouirent rapidement, laissant seule la pensée
« je » dans le champ de la conscience. Pendant quelques
instants, encore, la pure pensée « je » sembla
vaciller, telle la flamme d’une lampe dont l’huile vient à
manquer, puis s’éteignit complètement.
À ce moment précis, le fondement intemporel de mon être
se révéla dans sa splendeur immortelle.
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