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STEPHEN JOURDAIN

LA BIENHEUREUSE SOLITUDE DE L'ÂME
: extraits

 


QUELQUE CHOSE COMME L’ESSENTIEL


Question : La première fois que j’ai lu vos livres, j’ai retrouvé ces intuitions que j’avais à dix ans ou à quinze ans, cette interrogation lancinante : « Qu’est-ce que je fais là ? » Au fond, une seule question m’intéresse – comment garder cet état, comment le garder tout le temps ?

Steve : La première idée qui me vient (en vous l’exprimant, je sais que je prends des risques) est de vous enjoindre, de vous supplier de ne pas faire fond sur cette base si sûre : « Comment garder cet état tout le temps ? » Je ne fais pas la critique intellectuelle du propos, bien sûr, mais ici, on voit clairement apparaître chez vous une certitude, commune à tous les êtres humains d’ailleurs : il y a du comment, il y a de l’état, il y a cette chose qu’il faut coûte que coûte recouvrer, il y a du coûte que coûte, il y a du … tout le temps.
Mais ce n’est rien de tout ça !
Il n’y a que vous.
Et vous êtes seul, absolument seul, seul à perte de vue.
Ce que vous contemplez, ce sont simplement vos propres mains en train de remuer, vos propres doigts en train d’animer comme des ombres chinoises cet « état » et sa terrifiante précarité, cette volonté, apparemment si peu suspecte, de le faire perdurer.
Par derrière cette sorte de rêve, ce que vous recherchez vraiment, même si vous ne le savez pas, c’est la réalisation de cette solitude glorieuse, la vision concrète d’une seule chose : tout cela, oui, tout cela qui nous impressionne tant n’est qu’un théâtre d’ombres.

Question : Et à partir de là ?

Steve : À partir de là, on a en une seule fois - on peut bien le dire – toutes les réponses à toutes les questions … Pas sur le plan intellectuel, sur le plan existentiel. On a crevé comme une feuille de papier le labyrinthe de la pensée, atteint l’être – et on COMPREND, on SAIT.
On peut certes broder là-dessus indéfiniment, avec plus ou moins d’adresse, mais le cœur de l’affaire consiste bel et bien en la mise en cause de cette certitude profonde, absolue : en tant que je me pose telle ou telle question, je suis réel, r-é-e-l – empreint de la même parfaite réalité que mon questionnement.
Je me pose une question – ce qui est bien mon droit ! Mais voilà que déjà, sans en avoir la moindre conscience, j’appose frauduleusement sur ce pur mouvement subjectif – et sur ce « je » qui s’y trouve si tragiquement impliqué – le label « réalité objective ».
En fait, la fraude va bien au-delà de ceci … Toute question fonctionne comme un doigt qui désigne, qui croit désigner, le continent massif du réel dit objectif, dit extérieur, alors qu’il est en train de le tracer sur la buée de quelque fenêtre … Pure illusion encore, donc.
Et nous voici tous, hommes intègres et de discernement, nous bouchant frénétiquement les yeux à la nature de ce que notre esprit considère : une pensée en train de prendre son envol, rien de plus, un peu de vapeur mentale, rien de plus.
Fantasmagorie. Hallucination.
Et nom de Dieu, ça prétend être du réel, du dur, du solide !
Que faire ? Nous réveiller et voir que ce n’est pas solide ; dès lors que ça revêt l’apparence solide, on va droit au désastre.
En revanche, quand ça veut bien avouer son irréalité fondamentale, son inconsistance, sa fluidité et sa légèreté essentielles … eh bien, on est sauf – et au contact de quelque chose de sacré.

Question : D’accord, mais comment percevoir cette irréalité fondamentale ?

Steve : La réponse à votre question, vous l’avez sous les yeux, ou plutôt, elle vibre encore dans vos tympans. Toute cette irréalité que vous cherchez à démasquer s’est condensée dans votre question elle-même.
… Cette « chose » qui nous réunit autour de cette table de jardin, on ne peut l’atteindre en raisonnant. On y accède uniquement par un acte de conscience.
Un acte d’attention consciente, de vigilance, refluant sur lui-même.
Hélas, celui qui va se mettre à « méditer » (ou selon le bon mot de mon ami Trojani, à « merditer »), celui-là, quelle que soit la finesse de ses intuitions, va écouter sans relâche les injonctions de sa raison – et elle n’en manque pas ! Il va prêter l’oreille à la voix de la sirène, jusqu’à ce que tout se désagrège …
En fait, chaque fois qu’on accomplit un acte de conscience, un acte qui va vers nous-mêmes, la raison le fait dérailler. Notre fonctionnement ordinaire, c’est la raison. Et que se passe-t-il lorsqu’on raisonne sur « je suis » ? C’est comme compulsif … Cédant à la tentation du délire, on s’autorise à se situer à l’extérieur de cet axe, de ce « maintenant » pur, et c’est reparti, le grand balayage introspectif se remet en place – et tout s’écroule.
Naturellement, ce que je suis en train de dire a déjà – sauf miracle – été récupéré par le fou qui est en nous et intégré au balayage …

Question : J’aimerais savoir, pour vous la pensée doit être anéantie ?

Steve : Nuançons, une fois n’est pas coutume. Ce qui doit être anéanti, c’est moins le moi pensant et la pensée, dans sa rive subjective, et dans sa rive objective (que, si je ne m’abuse, nous lui avons reconnue voici un moment), que notre sentiment que ces choses possèdent une existence propre, indépendante de notre moi profond, premier. Ça, c’est une autre expression du délire, de la folie profonde. Et ce n’est sûrement pas en raisonnant qu’on va réussir à consumer le voile !

Question : Vous semblez avoir désormais l’action de raisonner dans votre colimateur …

Steve : Raisonner …, il y a façon et façon. Mieux vaut bien sûr en ce domaine, une approche subtile et rigoureuse qu’un traitement mou et approximatif. Là, au moins, on porte l’hallucination à incandescence … Alors, l’intuition peut se réveiller et tout faire exploser ! De sorte qu’on pourra – enfin ! – faire ce qu’on a envie de faire : boire un café, griller une Gitane, descendre le torrent à la nage ou sur un matelas pneumatique, ou ne rien faire du tout. Enfin débarrassés de l’Être et du Non-être, du Semblable et du Dissemblable, du Un et du Multiple, du Temps et de l’Éternité, du Particulier et du Général, de tous ces grands piliers sur lesquels nous reposons ! Plus de piliers, plus de temples – cela paraît inouï – et pourtant il y a encore quelque chose !
Quelque chose comme l’essentiel.

 

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