Première Personne, troisième personne
La Vision Sans Tête est un chemin qui nous fait passer du moi illusoire
(l'individu que je crois être) à ce que nous sommes vraiment
(notre essence). Ce chemin est une conversion, un retournement à
180° de l'attention de la conscience ; il s'agit en fait d'un changement
total de perspective sur ce que nous sommes. Douglas Harding a, de manière
tout à fait originale, décrit ce passage brusque comme le
chemin qui nous conduit de la troisième personne à la Première
Personne. Il montre en effet qu'il existe deux vues possibles sur le « moi »
: un point de vue en tant que troisième personne et un point de
vue en tant que Première Personne.
Quand je me regarde dans le miroir, je découvre une tête
humaine, là-bas, à un mètre de distance. C'est également
ainsi que les autres me perçoivent quand ils me regardent à
une certaine distance (trop loin ils ne me voient plus). Pour eux, je
parais être un individu humain, c'est-à-dire un objet situé
dans le monde, avec une taille, une forme, des couleurs, bref avec toutes
les caractéristiques des objets. Les autres (et moi-même
quand je regarde le miroir) ont sur moi une vue que Douglas Harding appelle
le point de vue de la troisième personne (ou de la seconde personne
ce qui revient au même). Ils voient en effet un homme à qui
ils peuvent s'adresser par un « tu » ou un « vous »
(seconde personne) ou auquel ils font référence par un « il »
ou « lui » ou « cet homme-ci »
(troisième personne du singulier).
Mais il existe une autre vue de moi, qui est celle que j'ai de moi-même
quand je me regarde à partir de l’endroit où je suis,
c’est-à-dire exactement ici. Si je cesse de sortir de moi
en imagination et de me percevoir à partir des yeux des autres
(ou à partir du miroir), je découvre alors que ce que je
suis au Centre n'est pas ce que je parais être à l'extérieur.
Cette perspective sur moi, à zéro centimètre de distance,
en tant que Première Personne, m’apprend que je suis l’exact
opposé de ce que je croyais être.
Je vois alors que je ne suis pas un objet, que je ne suis pas dans le
corps, que je n'ai pas de taille, pas de forme, que je ne suis situé
nulle part ou partout, que je n'ai pas de limite, que je suis aussi grand
que le monde, immense, que je suis vide, transparent, clair, éternel.
Ce que je découvre au cœur du moi, c’est l’Espace
infini et sans forme.
Cette découverte fondamentale est un éveil à sa véritable
Nature, un passage de la troisième personne à la Première
Personne. Il s'agit de cesser de prétendre être mon apparence
humaine pour réaliser que je suis Espace conscient, vide et illimité
et immédiatement rempli de cette partie du monde qui se présente
à ce moment. Douglas Harding précise d'ailleurs que cette
compréhension est un véritable voyage qui consiste à
quitter mon apparence qui est dans le miroir là-bas, pour revenir
à ce que je suis vraiment ici au centre de moi-même.
Il y a donc bien deux points de vue possibles sur moi : l’un à
partir de mon centre et l’autre à partir de l'extérieur.
Mais ces deux points de vue n'ont pas la même valeur car le point
de vue qui me considère de l'extérieur ne donne qu'une de
mes apparences tandis que le point de vue à partir de mon centre
dit la vérité de mon être. Je suis une Première
Personne, et je parais être une troisième personne. La Première
Personne (ce que je suis à zéro centimètre de distance)
est mon essence, la troisième personne (ce que je parais à
quelques mètres) est une de mes apparences.
Mais, malheureusement, cette troisième personne n'est pas seulement
une simple vue extérieure sur moi ; je me suis identifiée
à elle ; j'ai adopté sur moi-même, par ignorance et
en fait par inattention, ce point de vue externe et éloigné ;
comme l'écrit Kierkegaard :
« La plupart des hommes sont déjà émoussés.
Ce qui par nature pouvait s'aiguiser dans un “je” a été
émoussé jusqu'à devenir une troisième personne. »
Ainsi, quand je pense à ce que je suis, c'est, à tort, en
tant que troisième personne que je me connais. Douglas Harding
résume cette dramatique erreur par la phrase suivante : « I
say I'm here what I look like there », « Je dis
que je suis ici ce que je parais être là-bas »,
c'est-à-dire que je confonds mon essence et mon apparence.
Cette confusion constitue une incroyable erreur. Vivre à partir
de l'apparence, c'est vivre à partir du faux, à partir d'une
image ; nous devenons alors décentrés, excentrés
; nous sommes projetés à la périphérie de
nous-mêmes et nous oublions le Centre, le vrai Moi. Les problèmes
de l’existence humaine, le stress, la souffrance, la peur, la haine,
l’avidité, le manque de sens, etc... trouvent leur origine
dans cette erreur fatale, qui est une véritable mort à soi-même.
Un des livres de Douglas Harding, Vivre sans stressii, analyse en détails
ces problèmes et montre que leur solution ne se trouve que dans
la redécouverte de notre véritable identité.
L'éveil consiste donc à passer de la troisième personne
à la première ; mais, en fait, on peut tout aussi bien dire
qu'il n'y a pas de voyage car nous avons toujours été une
Première Personne qui a simplement rêvé qu'elle était
une troisième personne. Le Soi est notre essence, notre état
naturel. Douglas Harding insiste sur le fait que cet éveil à
Soi n’est pas psychologique ; il ne s’agit pas de changer
son caractère, de chercher à modifier ses émotions
ou de vouloir s’améliorer ; toutes ces couches psychologiques
de notre être (caractère, émotions, pensées…)
appartiennent à la troisième personne ; elles sont
périphériques ; notre vraie Nature est au delà des
pensées et des émotions. Vivre sans tête, c’est
voir qu’ici et maintenant, je suis construit déjà
ainsi, immense, grand ouvert pour accueillir le monde ; c’est
s’éveiller à ce que je suis et que je ne peux pas
ne pas être.
Les quatre étapes de la vie
Notre vraie Nature est donc le « Je Suis », la
Première Personne, et nous nous sommes à tort identifiés
à la troisième personne.
L'identification de la Première Personne à la troisième
personne est un processus temporel, qui est en fait inévitable
et même nécessaire. Nous avons tous commencé notre
vie en étant Première Personne (le « Je Suis »),
Espace vide, illimité pour accueillir le monde. Les petits enfants
ne se prennent pas pour un individu ; ils ne s'identifient pas à
l'image que leur renvoie le miroir et certainement pas à leur corps
; ils ne prétendent pas que leur apparence – un petit garçon
ou une petite fille – constitue leur essence, leur vrai moi. C'est
seulement à travers un processus temporel que les enfants finissent
par croire aux contes des adultes : tu es ce que tu parais être.
Douglas Harding décrit ce processus en quatre étapes :
– Le nouveau-né, pour lui-même, est une Non-Chose,
sans visage, grand ouvert pour recevoir le monde. Vu de l'extérieur,
c'est une chose très petite, mais de son point de vue, il est sans
limite et sans forme. Il est Première Personne, sans en avoir encore
conscience.
– La deuxième étape correspond à l'enfance,
étape bénie car l'enfant n'a pas encore perdu l'accès
à sa vraie Nature. Quand il est seul, quand il joue, il est encore
immense et sans forme, Espace infini qui accueille les autres visages
et le monde des couleurs et des formes encore chaotique. Il ne s'est pas
identifié à son apparence dans le miroir (ce petit garçon,
cette petite fille); il est libre du regard des autres mais il commence
à prendre conscience, peu à peu, que pour ses parents, pour
ses proches il est un petit garçon ou une petite fille.
– Puis vient la troisième étape, l'adolescence, dans
laquelle l'enfant a oublié sa vraie Nature pour s'identifier totalement
à ce qu'il paraît, vu de quelques mètres. Douglas
décrit ainsi cet enfermement : « Mais à mesure
que l'enfant grandit, cette idée acquise de lui-même-vu-de-l'extérieur
en arrive à obscurcir et finalement à éclipser sa
vision naturelle de lui-même vu-de-l'intérieur. En fait,
il rapetisse. Au début, il contenait son monde; à présent,
c'est son monde qui le contient, lui – enfin, le peu qu'il reste
de lui. Lorsqu'il s'agit de décrire ce qu'il est, là où
il est, il croit tout le monde sur parole excepté lui-même,
et il n'est plus Première Personne. Les conséquences sont
de plus en plus tristes. Ayant été le Tout, on l'a fait
rétrécir jusqu'à n'être plus que ce petit fragment
dérisoire, alors il devient avide, haineux, craintif, refermé
sur lui-même et fatigué. (...) Bref, il est à côté
de lui-même, ex-centrique, étranger à lui-même
– alors tout va mal. »Pour la plupart des gens, la vie,
malheureusement, se passe jusqu'à la mort dans cette troisième
étape qui devient à la longue un enfer, une source de souffrances.
– La quatrième étape correspond à l'éveil
qui est la sortie de l'identification avec ce que nous paraissons être.
La conscience se délivre de toutes les limitations imaginaires
et retrouve sa nature d'Espace d'accueil infini. Douglas écrit:
« Totalement non-mystique (au sens populaire du terme), c'est
une expérience précise, radicale, c'est tout-ou-rien, il
n'y a pas de degrés de vision. La libération est instantanée
et totale – aussi longtemps que dure l'expérience. Ensuite
commence la partie vraiment astreignante du travail : vous devez continuer
à voir votre Absence/Présence à tous moments et où
que vous soyez, autant que possible, jusqu'à ce que la vision devienne
tout à fait naturelle (...) et constante ».
L'éveil correspond à la quatrième étape de
notre vie qui est une redécouverte instantanée de la Première
Personne et qui correspond à une libération du regard extérieur
que je pose sur moi-même en me voyant du point de vue d'autrui.
toute reproduction est interdite sauf accord
de l'éditeur.
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